Sommes-nous tous experts aujourd’hui ?
« Sutor ne supra crepidam »
Cette locution de Pline l’Ancien signifiait en contexte que le cordonnier ne devait pas « parler » au-delà de la chaussure. Depuis l’Antiquité, on l’utilise pour évoquer des personnes qui ne devraient pas se prononcer au-delà de leurs compétences.
Cette citation me semble toujours d’actualité alors que presque chaque jour, nous lisons des opinions écrites et reçues comme des vérités qui pourtant ne sont pas toujours correctes, fondées ou vérifiées.
Mais qu’est-ce qui nous pousse à écrire, parler, formuler au-delà de nos connaissances et de nos compétences. « Je ne suis pas médecin, mais je peux te dire que… ». Ce phénomène en forte croissance touche tous les secteurs d’activité et la formation n’y échappe pas, « je ne suis pas ingénieur pédagogique mais je pense que… mais mon opinion est que … »
Alors en effet, et il faut le souligner, ce biais cognitif nous habite, voire nous transcende, depuis l’avènement des réseaux sociaux sur lesquels tout nous parait simple, accessible et possible. Car finalement le métier de l’autre, à travers ce que j’en ai lu et vu, me parait aisé…tant que je n’ai pas gratté cette première couche. « Être formateur : facile, j’aime transmettre et je passe bien en public. »
Nous savons que la réalité est tout autre.
Quels qu’ils soient, nos métiers ne s’improvisent pas en un jour après la lecture de quelques posts sur les réseaux. Ils nécessitent de se professionnaliser, de travailler son expertise, en d’autres termes d’apprendre et d’acquérir des compétences. Encore faut-il savoir qu’il me manque des connaissances et des compétences.
Mais alors, comment apprendre si mon ignorance me guide ?
Connaissez-vous l’effet Dunning Kruger ?
L’effet Dunning Kruger démontre que l’ignorance de ses propres connaissances débouche souvent sur un excès de confiance.
Pour la petite histoire, cet effet est un mécanisme cognitif, mis en avant par les deux professeurs de psychologies David Dunning et Justin Kruger. Suite à la lecture d’un fait divers surprenant, ils se penchent alors sur le sujet.
Je vous raconte cette histoire singulière : Un apprenti braqueur a cambriolé deux banques avant d’être arrêté…jusque-là rien d’étonnant. Ce qui l’est : il se croyait invisible en s’étant aspergé quelques heures plus tôt, le visage de jus de citron. Il pensait alors que celui-ci le rendait indétectable aux yeux des autres, tout comme le procédé de l’encre sympathique.
Un énorme excès de confiance me direz-vous ?
Finalement, pas plus que certaines publications sur les réseaux que nous lisons. Qui n’a jamais parlé de certains sujets en faisant de ses opinions des certitudes alors que celles-ci sont erronées.
Je me suis alors posée la question : est-ce que toutes les opinions se valent, incluant la mienne dans cette hypothèse ?
L’effet Dunning Kruger, cette sur-confiance de ses propres connaissances face à un thème, n’incite plus à creuser le sujet, à apprendre davantage puisque que l’on ne mesure pas le degré de son ignorance. Ne connaissant pas mes lacunes, je suis alors incapable de les identifier donc d’apprendre, et par là, de me former.
« Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison ! »
Coluche
Coluche met ici le doigt sur le fait qu’une opinion répandue par tous n’en fait pas un fait établi. S’ils ont tous raison, est-ce la vérité ou est-ce réduit à un corpus d’opinions construites d’après le plus petit dénominateur commun ?
Nous devons le reconnaitre, notre sens commun est souvent limité à ce que nous connaissons, à ce qui nous est familier et semble immuable.
Comment lutter contre ce biais persistant qui nous habite tous.
Peut-être par le doute raisonnable, celui qui tend à penser que notre opinion n’est peut-être, voire surement, peu ou pas fondée, ni éprouvée par la recherche, par des sources scientifiques publiées, par des éléments croisés, prouvés, vérifiés et vérifiables.
Le règne de l’opinion nous pousse inextricablement vers l’ignorance et vers l’angiologie : l’étude de l’absence de connaissance. Il doit être soumis à l’épreuve, l’épreuve des connaissances et de la science ou des sciences.
À l’heure actuelle, ceux qui s’expriment le plus sur les médias et sur les réseaux sociaux sont-ils les plus experts ? Cette question touche forcément des questions d’ordre général de la vie mais aussi d’autres domaines comme ceux de la pédagogie et de l’andragogie. Ce qui est avouable c’est que beaucoup de questions n’ont pas encore de réponses et sont encore objets de recherches et d’études.
Je sais que je ne sais pas, je sais que je dois apprendre chaque jour : sur mon métier, sur ce que j’avance, sur les méthodologies employées que nous remettons quotidiennement en question.
Apprendre sans cesse, en mettant nos croyances et nos certitudes à part, faire un pas de côté et poursuivre les recherches, croiser les informations, rechercher des études scientifiques qui peuvent valider ou invalider les propos, demeurent des pistes. Car dans la science, la certitude absolue n’existe pas et une théorie demeure vraie jusqu’au moment où un autre scientifique prouve le contraire.
Balayons notre méta-ignorance : j’ignore que j’ignore et allons vers la construction du : comment je sais que je sais. C’est ainsi que nous allons vers l’apprentissage et la métacognition.
« N’est pas stupide celui qui s’ignore mais celui qui croupe volontairement dans l’ignorance »
Larivée, Sénéchal 2019
Sources :
- L’ignorance et l’opinion : un couple heureux, Serge Larivée, Carol Sénéchal – les cahiers internationaux de psychologie sociale – 2019
- Etienne Klein – La goût du vrai – Gallimard
- Votre cerveau – saison 2 – Déjouer les manipulations – Richard Monvoisin – podcasts France Culture – Radio France : https://www.radiofrance.com/presse/france-culture-saison-2-votre-cerveau-dejouer-les-manipulations-avec-richard-monvoisin
- C’était mieux avant – Lucien Jerphagnon